La liberté n'est pas chère parce qu'elle est rare, mais rare parce qu’elle
doit être gagnée.
Joan Salvat-Papasseit, Mots Propis (Mots propres) 1919
«Toujours» est un mot qui n'a pas de valeur dans l'Histoire, et qui n'a
donc pas de valeur en politique.
Manuel Azaña, Defensa de la autonomía de Cataluña (Défense
de l'autonomie de la Catalogne) 1932
Au cours de la période historique
contemporaine, l'Espagne a connu une série de processus inachevés de
construction nationale majoritaire et minoritaire. La construction d'une définition
inclusive et légitime de la nation espagnole n'a jamais été un résultat
satisfaisant du nationalisme espagnol pour les nations minoritaires (Catalogne,
Pays Basque et, dans une moindre mesure, Galice). D'autre part, les
nationalismes catalan et basque n'ont pas encore été en mesure de consolider
leurs propres processus de construction nationale que ce soit via des
structures fédérales ou avec la création de leurs propres Etats. Jusqu'à l'ère
post-franquiste, le modèle territorial espagnol se fonde sur le modèle
français: deux niveaux d'administration, le pouvoir central et le pouvoir municipal,
ce dernier ayant un très faible degré d'autonomie, articulés sur une conception
très centralisée de l'État. Toutes les tentatives d'articulation de l'Etat
espagnol basées sur un «régionalisme» local, même modéré, ont toujours échoué
pour diverses raisons: la première République (1873), les Mancommunités (création de pouvoirs régionaux aux compétences
limitées) de la période de la Restauration au début du 20e siècle, et l’Etat dit
«intégral» de la Seconde République (1931-1939).
Après la longue dictature franquiste
(1939-1975), le modèle territorial établi par la Constitution de 1978 a évolué dans
un contexte très différent des situations historiques antérieures. Tout d’abord,
l'Espagne est passée d'un Etat autoritaire à une démocratie libérale ; ensuite,
un Etat-providence, certes lacunaire, a été mis en place; et, enfin, le
processus d'intégration européenne a été accompli (l’Espagne adhère au Marché
commun en 1986). En termes territoriaux internes, la nouveauté consiste en ce qui
est connu comme «l'Etat des autonomies», un nouveau modèle établissant une
série de «communautés autonomes» dans un processus à géométrie variable qui a abouti
à la création d'une série de régions autonomes, modèle quasiment inédit dans
l'histoire contemporaine.
Même si le modèle espagnol a parfois été
classé dans les analyses comparatives parmi les Etats «fédéraux», il y a
plusieurs raisons pour le classer plutôt parmi les Etats «régionaux». Il ne
s’agit pas même d’une «fédération incomplète», ou d’un État fédéral sans
«gouvernement partagé». En effet, aujourd'hui encore, le seul terme de «fédéral»
provoque une opposition frontale et de forts soupçons chez certains partis
politiques en Espagne, au nom de l’unitarisme «national» pour la droite
traditionnelle (liée dans le passé au catholicisme et à la monarchie, et
maintenant aux organisations de centre-droit et de droite), ou au nom d'un
unitarisme homogénéisateur à caractère libéral ou socialiste associé au
jacobinisme présent dans certains courants de la gauche espagnole
(essentiellement dans la sphère socialiste). Contrairement à d'autres
contentieux historiques qui ont été plus ou moins surmontés (la dispute entre
monarchie et république, la question religieuse, le développement économique et
social, la modernisation de l'État et de la société, le processus
d'internationalisation), la seule question qui, près de trente ans après la
restauration de la démocratie, n'a pas été résolue politiquement reste le différend
«historique» portant sur le modèle territorial associé au caractère
plurinational de l'État.
Il est facile de constater que «l'Etat des
autonomies » est une construction atypique, et quelque peu éclectique, en
politique comparée. Le Titre préliminaire de la Constitution espagnole de 1978 reconnaît
explicitement les principes d'unité, d'autonomie et de solidarité. En fait,
l'Etat des autonomies devrait plutôt être considéré comme un Etat avec un
certain degré de décentralisation politique ayant une caractéristique commune
avec les fédérations: la décentralisation a été conçue pour toutes les unités
territoriales (communautés autonomes) et pas seulement pour quelques-unes (le
nombre total de territoires jouissant d'une autonomie politique est garanti par
la constitution, soit 17 communautés autonomes, et deux villes nord-africaines,
Ceuta et Melilla, l’ensemble correspondant à la totalité du territoire de l'Etat).
Parmi les éléments différenciant le modèle
territorial espagnol de celui des fédérations démocratiques classiques, citons
les suivants:
• Les
entités constituantes. Les communautés autonomes (CA) ne sont pas des entités
constituantes. La Constitution espagnole établit «l’unité indissoluble de la
nation espagnole» (art. 2), et «le peuple espagnol» est l'unique sujet de
«souveraineté nationale» (art. 1). En réalité, certaines CA n'existaient même pas
en tant qu'entités différenciés avant le processus politique ouvert par la
Constitution de 1978.
• Partage
des pouvoirs. La décentralisation du pouvoir législatif a été établie dans
des termes ambigus. Le pouvoir central maintient son hégémonie par le biais des
lois fondamentales et des lois organiques, qui s'appliquent à l’ensemble de
l'Etat, et qui ont été développées avec une vision centraliste dans de nombreux
domaines depuis l’entrée en vigueur de la Constitution (éducation,
administration locale, fonction publique, universités, loi électorale, etc.) Le
chevauchement des réglementations de l’Etat central et des CA existe dans la
plupart des domaines du droit, même lorsque les statuts d'autonomie définissent
ces domaines comme relevant de la compétence exclusive des CA. Ainsi, dans aucun
domaine de gouvernement les CA ne peuvent-elles décider de la totalité de leurs
politiques.
• Le
pouvoir judiciaire. Contrairement aux pouvoirs législatif et exécutif, l'Etat
des autonomies n'a guère eu de conséquences en ce qui concerne la structure et
la fonction de l'appareil judiciaire, qui répond pour l’essentiel aux
paramètres d'un Etat centralisé. La réforme de certains statuts d'autonomie, en
particulier celui de la Catalogne (2006), a eu peu d'incidence sur une possible
fédéralisation générale de ce pouvoir de l'Etat.
• Le
Tribunal constitutionnel. Il ne s’agit pas d’un organe du pouvoir central,
mais bien d’un organe de l'Etat. Toutefois, les CA ne participent pas à la
désignation de ses juges, qui sont nommés par le parlement central (Congrès et
Sénat), le pouvoir judiciaire central et le gouvernement central. Et ce, en
dépit de l'une des fonctions fondamentales du tribunal, celle de trancher les
conflits de compétence entre le pouvoir central et les CA, outre les questions
de constitutionnalité des lois.
• Le
Sénat et les relations intergouvernementales. La chambre haute n'est pas
liée aux CA. La majeure partie des sénateurs est élu par «province», une division
administrative dont l'origine remonte à la première moitié du 19e siècle et qui
correspond quelque peu aux départements français. Le Sénat ne saurait en aucun
cas être considéré dans sa définition constitutionnelle comme une «chambre de
représentation territoriale ». Il n'existe pas non plus de procédure
efficace pour réguler les relations intergouvernementales, comme c’est le cas dans
la plupart des fédérations. La plupart des commissions interterritoriales,
quand elles ont existé, ont eu très peu d'influence sur le système politique de
l’Etat des autonomies.
• La
fiscalité et le modèle de financement. L'Etat des autonomies est également
loin de répondre aux modèles de fédéralisme fiscal offerts par la politique
comparée. La majeure partie des impôts est perçue par le gouvernement central,
qui en redistribue une certaine proportion aux CA en fonction des compétences
qu'elles gèrent, sur la base d'un modèle inéquitable et opaque en ce qui
concerne l'assignation des ressources. Il s'agit d'un modèle instable générant des
situations discriminatoires dans la mesure où il provoque des déficits fiscaux
(c’est-à-dire des déséquilibres entre les impôts perçus dans une région et
l'investissement reçu, sous forme d’infrastructures, services, etc.) de l'ordre
de 7% à 10% du PIB dans certaines CA (Catalogne, Baléares, Valence). Il viole
également le principe dit d’ordinalité
entre les CA avant et après transferts : certaines CA situées dans le
peloton de tête en ce qui concerne les prélèvements obligatoires par habitant
se retrouvent reléguées bien plus loin en ce qui concerne les dépenses
publiques par habitant. Le Pays basque et la Navarre sont l'exception à la
règle, car ils jouissent d'une situation fiscale asymétrique avec le gouvernement
central (connue sous le nom de « régime de concertation économique »),
sur la base de «droits historiques» d’origine pré-constitutionnelle. Ce régime
de concertation est encore régi par des principes qui peuvent être considérés comme
confédéraux plus que fédéraux. Grâce à ce régime de concertation, ces deux CA perçoivent
les impôts, puis en transfèrent un montant déterminé à l'administration
centrale en paiement des services fournis à ces CA.
• L'Union
européenne. Les CA ne sont pas considérées comme des acteurs politiques
dans les principales institutions de l'Union européenne et dans ses processus
décisionnels, contrairement à la pratique courante dans les Etats fédéraux de
l'Union européenne (particulièrement en Belgique, et dans une moindre mesure, en Allemagne
et en Autriche). Le gouvernement central a toujours veillé à ce que les CA
n'aient pas de rôle important dans les affaires européennes. Les CA ne sont pas
même les circonscriptions électorales pour les élections au Parlement européen,
l’ensemble de l’Etat constituant une circonscription électorale unique.
• La
réforme constitutionnelle. Les CA ne participent pas au processus de
réforme constitutionnelle. Cette compétence incombe exclusivement au parlement
central (Cortes Generales) et, le cas
échéant, aux citoyens de l'Etat par voie de référendum.
La conclusion générale est que l'Etat des
autonomies est dépourvu de la majeure partie des éléments institutionnels et
procéduraux qui caractérisent habituellement les fédérations, comme décrit
ci-dessus. En effet, la Constitution de 1978 comprenait des éléments
potentiellement plus propres d’une autonomie asymétrique, limitée à certains
territoires, que réellement fédéraux. Cependant, la plupart de ces éléments asymétriques
ont été peu développés dans la pratique législative et politique
post-constitutionnelle. Les caractéristiques pratiques du modèle ont largement été
inspirées par un régionalisme modéré, qui a évolué vers des paramètres
asymétriques.
Cependant, comme c'est le cas dans
d'autres démocraties plurinationales, le défi le plus important que le modèle territorial
espagnol doit relever est très différent de la simple décentralisation: la
reconnaissance d'une réalité interne diversifiée du point de vue de
l’identification nationale et la réalisation des adaptations politiques qui en
découlent. On peut dire que le défaut majeur de l’actuel dispositif
constitutionnel de l'Etat des autonomies, c'est que, par le biais d’une seule technique
de réglementation territoriale, il tente de résoudre deux problèmes différents
en même temps: la décentralisation de l'Etat et l’adaptation à son caractère
plurinational. Ce mélange de perspectives détermine le modèle territorial actuel,
ce qui aggrave la confusion, présente y compris dans la terminologie du texte
constitutionnel, entre l'Etat et l'un de ses pouvoirs territoriaux, le pouvoir
central. Il s’agit là d’une question qui n’a pas été résolue tout au long de
l'histoire contemporaine de l'Espagne, et qui ne l’a pas plus été par la
Constitution de 1978. C'est bien là le principal défi du système politique
espagnol actuel.
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Ferran Requejo
Professeur titulaire de science politique
Universitat Pompeu Fabra, Barcelone
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